AVEUGLE DE NAISSANCE

Homélie 4ème dimanche de carême A

 

La recherche de la lumière, on la retrouve tout au long de la Bible. C’est le besoin vital d’entrer en relation avec le mystère de notre existence, et ce désir d’y voir clair dans ce qui anime nos comportements est profondément religieux. Mais c’est aussi une démarche que l’on retrouve sous d’autres formes dans l’antiquité païenne puisque – longtemps après les prophètes d’Israël – la recherche de la lumière hantait le philosophe Platon. Nous le voyons dans son récit mythologique de la caverne : il nous rappelle que l’être humain est né dans l’obscurité et que tout homme aspire à trouver la source de lumière pour trouver sa place dans une destinée inscrite au cœur du monde.

L’évangile de l’aveugle-né rejoint cette quête fondamentale de la lumière, comme une suite réaliste aux récits du prophète Isaïe qui écrit, des siècles avant cette rencontre de Jésus avec l’aveugle de naissance : « Alors s’ouvriront les yeux des aveugles, les eaux jailliront dans le désert, il y aura là une voie sainte, les hommes délivrés y marcheront… »

Dès les débuts de notre ère, on peut admirer des représentations de cet accès à la lumière qui est donné par Dieu aux assoiffés de vérité. Car ces illustrations de l’évangile sont sculptées dans la pierre, peintes sur des icônes, mises en effigie sur des sarcophages. Le Christ est dépeint comme l’envoyé de Dieu venu nous éclairer sur notre condition humaine. Et l’on découvre cette magnifique inscription dans les catacombes de Rome : « éveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera ». Car dans les premiers temps de l’Eglise,  illumination était le nom habituel du baptême, pour bien rappeler que nous n’accomplissons notre humanité que lorsque – incapables par nature de voir le réel –  nous accueillons le rayonnement de l’amour de Dieu qui vient changer radicalement nos perspectives de vie.

Nous découvrons par grâce combien nous sommes limités par notre condition humaine sous influence d’une blessure des origines, qu’on appelle le péché, dont le mot hébreu originel signifie : rater sa cible. En effet, nous sommes tous nés aveugles, et nous avons besoin de franchir un nouveau seuil qui cette fois n’est pas d’ordre biologique : il s’agit d’accueillir la lumière intérieure venant de Dieu, cette dimension de la transcendance qui nous apporte une nouvelle vision de la vie humaine et de l’univers.

Parce que Dieu nous aime, il nous ouvre les yeux. Le Dieu créateur se révèle être également le Dieu sauveur. Les conséquences de cette cécité congénitale, cette incapacité humaine à voir l’essentiel, sont multiples : les tragédies qui se déroulent partout dans le monde nous en donnent l’évidence. En effet, bien que nous soyons au 3ème millénaire, beaucoup d’êtres humains souffrent encore terriblement d’une myopie invalidante sur ce qui est essentiel dans l’existence. Les égoïsmes font des ravages, l’obscurantisme allié au fanatisme plonge encore des peuples entiers dans la misère morale et économique.

En méditant la Parole de Dieu, nous retrouvons tous les traits de l’humanité à laquelle nous appartenons, le meilleur et le pire ! Et cette description réaliste a pour but de nous faire entrer dans une alliance avec le Dieu d’amour qui veut nous transfigurer à l’image de son Fils.

Avec l’évangile de l’aveugle-né, Jean choisit le cadre du Temple de Jérusalem pour donner cette catéchèse baptismale, comme une évocation de l’exode, ce qui correspond à une fête de la lumière et de l’eau, signe messianique du renouvellement du monde. La piscine s’appelle Siloé : Shiloah qui veut dire l’envoyé. Ce n’est pas l’eau de la fontaine qui lave mécaniquement les yeux de l’aveugle, c’est l’envoyé du Père, Jésus, qui le purifie dans tout son être.

Le message des Ecritures auquel se réfère Jésus nous dit que l’homme est créé libre. En raison de cette liberté, il peut choisir le bien ou le mal. Comme il ne voit pas toujours clair dans ses choix, les mauvaises décisions peuvent avoir des conséquences désastreuses, lesquelles ne sont pas de la faute de Dieu, mais de la responsabilité de l’homme.

Dans le récit de l’aveugle-né, la réflexion va encore plus loin. Alors que beaucoup s’imaginent que cet homme est aveugle par punition divine de ses actes – de lui ou de ses parents – Jésus refuse cette conception culpabilisante et fataliste : le malheur des hommes ne provient pas du Dieu créateur et sauveur. Cependant, les multiples situations de souffrance peuvent être le terrain d’action de Dieu qui veut contribuer à notre bonheur et manifester la puissance salvatrice de sa présence. En d’autres termes, Jésus refuse l’explication mythique et  résignée face à l’imperfection du monde et à la souffrance des hommes.

Voilà pourquoi Jésus est allé au-devant de la détresse de cet aveugle qui cherche à voir la lumière. En refusant de détourner son regard, il a démontré avec compassion la valeur de la recommandation du Deutéronome (Dt 27.18): « Maudit soit celui qui n’aiderait pas un aveugle à trouver son chemin! » C’est alors que d’un geste hautement symbolique Jésus mélange sa salive avec de la terre, et il l’applique sur les yeux de l’homme encore plongé dans la ténèbre. La glaise se dit adama, (c’est ce qui dans la Genèse explique le nom d’Adam, le premier homme). Autrement dit, Jésus unit le symbole de la Parole de vie avec la terre nourricière pour indiquer de quelle manière la création est en cours d’aboutissement : le jour du sabbat où l’on honore Dieu, l’homme doit pouvoir être sauvé. La Parole de Dieu a pour objectif de sauver l’homme. Et l’eau de la piscine termine le geste de purification libératrice.

          Nous sommes plus en face d’une méditation théologique que devant un fait divers magique. Ce n’est pas un événement sensationnel parmi d’autres, c’est une approche symbolique fondamentale de notre condition humaine. Ce que nous y découvrons aujourd’hui doit nous motiver dans notre parcours de baptisés vers la célébration pascale prochaine.

Célébrer Pâque, c’est en effet refaire chaque année le chemin de notre passage de la nuit à la lumière, de l’inconscience à la reconnaissance, de notre asservissement idolâtre à la libération dans l’Esprit. Cela nous invite surtout à nous rappeler que nous ne sommes pas chrétiens par automatisme mais seulement si nous nous remettons en marche jour après jour. Il n’y a pas pire aveugle que celui qui croit voir et qui avance sans discerner tout ce qui se joue dans sa vie.

Ce beau récit de l’aveugle-né nous parle du passage bénéfique de la lumière dans notre existence. C’est une invitation à ne pas gaspiller cette chance qui nous est offerte chaque année durant le carême.

Demandons au Christ l’éveilleur des âmes de nous faire découvrir précisément quels sont nos aveuglements, qu’il nous aide à trouver les éclairages indispensables à nos vies et les nécessaires prises de conscience pour le monde où nous vivons. Comme l’apôtre Paul qui, après sa rencontre avec le Ressuscité, voit tomber des écailles de ses yeux !

Car la Parole de Jésus peut à tout moment faire disparaître nos œillères, elle peut élargir et approfondir notre vision de la réalité, en nous faisant entrevoir la lumière de l’éternité qui se lève au fond de nos cœurs. Amen

 

Abbé Alain-René Arbez

 

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